Il était grand, avec une carrure impressionnante. Tu lui aurais certainement témoigné du respect, même si ton maître ne t'avait pas prévenu que ce client particulier, qui se faisait appeler Le Bras de l'Adversaire, disposait des faveurs d'un anciens Dieu. Un Dieu étranger, certes, mais seul un sot prendrait le risque d'offenser une divinité.
Sa voix était comme un grondement venu de la terre et ses mains portaient les callosités de ceux qui manient les armes quotidiennement. Oui, tu lui aurais témoigné de respect, alors même qu'il n'avait pas eu la politesse de dévoiler son visage, gardant sa tête si profondément enfoncée sous sa capuche rouge et noir que son nez n'était qu'une ombre alors qu'il saluait maître Sean Paine et s'enquérait de sa commande en babélite. Ton maître la lui présenta.
“Voici les quatre sabres courbes que vous avez commandé. Ils sont fait de nos meilleurs aciers, souples dans leurs longueurs mais avec un tranchant si dur qu'ils pourront couper des armes de bronze sans s'ébrécher. Les poignées sont en bois flotté pour résister à l'humidité autant qu'au vieillissement, et elles ont était couverte d'un cuir épais dont les bords renforcent la prise, comme vous nous l'aviez demandé. Et tous les quatre sont absolument identiques.”
Après une longue minute passée à observer les armes sans les toucher, votre client s'empara de deux sabres, mais ce sont les quatre qui s'élevèrent dans les airs et tu jurerais que tu as vu deux bras fantomatiques sortirent de la cape en même temps que les deux bras de chaire. Troublé par ce mirage ou ce tour de magie, tu es revenu à la réalité quand les lames se mirent à virevolter, réduisant en copeau l'un des piliers soutenant l'auvent de la forge. Un tronc de sapin, de vingt centimètres de diamètre, taillé en deux pointes fines en moins d'une minute.
“Ils ne sont pas PARFAITEMENT identiques, il y'a quelques grammes d'écart entre chacun et de petite variation dans leurs équilibres. J'attendais mieux d'un Maître Forgeron qui prétend être un spécialiste des armes exotiques.”
“Comme je vous l'ai dit lors de votre commande, je ne forge plus d'armes sur commande, si je suis toujours un maître, je suis Stahman, un Homme d’Acier, plus un forgeron. Mais comme je vous l'ai dit à l'époque, votre commande a été honorée.”
“Et par qui?!”
“Par mon apprenti.”
“Un apprenti! Tu as demandé à un débutant de forger ses armes!”
“Pas un débutant, mais MON apprenti. L'année prochaine il va prendre son premier apprenti et s'il le forme correctement, la guilde le reconnaîtra comme étant un maître forgeron. Pour l'instant, c'est l'un des meilleur forgeron que je connaisse et le seul qui pouvait réaliser votre commande, grâce à mes conseils. Aucun de nos collègues ne se serait engagé à forger quatre lames courbes de cette qualité. Si vous n'êtes pas satisfait, laissez ces sabres et essayez de trouver mieux.” Face à la silhouette menaçante de ce prétendu adversaire, Paine paraissait beaucoup moins impressionnant que lors de votre première rencontre. Mais malgré tout, il ne se laissait pas intimider.
“Alors, tu es devenu un de ces forgerons qaamane? Hum… Un forgeron sorcier, c’est ça? Est-ce que tu voles les âmes des guerriers pour les enfermer dans tes épées?” Il n'y avait plus de colère ou de menace dans la voix de votre visiteur, peut-être de la curiosité?
“Nous ne volons rien. C'est l'âme du guerrier qui choisit si ti hartvork est digne de l'accueillir. C'est pour ça que ces épées sont bien plus que des armes.”
“On dit que l'acier de ces lames est noir. C'est curieux, parce qu'il existe un autre acier noir à l'autre bout du continent.” Il dégaine alors un glaive, noir comme la nuit, qu'il pose devant lui. “L'Empire du Soleil Noir considère aussi que ces épées sont plus que des armes. J'aimerai comparer ces deux aciers noirs.”
Après avoir sondé les ténèbres s'étendant sous la capuche pendant quelques instants, ton maître te demande de lui apporter la longue épée pour laquelle tu était en train de fabriquer un coffre. L'arme étant destinée au fils de votre seigneur, il lui fallait un écrin facilitant la présentation et capable de la protéger lorsqu'il ne la porterait pas. Un écrin digne d'un roi, c'était ton dernier ouvrage en tant qu'apprenti. Le coffre n’était pas terminé, mais l’épée était dans son fourreau et tu pouvais la donner à Sean Paine sans risquer de toucher la lame. Il te remercia d’un signe de tête et dégaina sa dernière lame pour la poser à coté du glaive impérial. Le temps que tu retournes à l’atelier, votre client tenait les deux poignées, faisant jouer la lumière sur les lames parallèles. Ton maître était penché sur elles, examinant les détails des alliages, mais depuis ta position, tu voyait déjà clairement que le glaive ne reflétait pas la lumière de la même façon, tu avais plutôt l’impression qu’il l’absorbait. Le glaive changea de main et Paine fit tinter la lame avec un petit marteau pendant que le guerrier faisait quelques moulinet pour vérifier l’équilibre de votre épée. Elle fendait l’air avec un chant clair pendant que le glaive renvoyait des bruits mats.
« Je veux aussi cette arme, votre prix sera le mien ! ».
« Elle n’est pas à vendre, il s’agit d’une commande pour notre seigneur » répondit le vieil homme en reposant prestement le glaive. « Je dois d’ailleurs… »
A cet instant, le temps a semblé s’arrêter. La lame d’Acier Sombre ressortait du dos de Paine, maculée de sang. Son visage affiché l’incrédulité. Ton esprit n’arrivait pas à accepter la réalité. Comment pouvait-on tuer un homme de sang-froid, juste pour une arme ? Ton maître était solidement bâti, aussi robuste que les chênes qui résistaient aux tempêtes d’Avelaï, il ne pouvait pas mourir comme ça, si facilement, si bêtement.
Un souffle d’air sur ton visage, un bruit sourd à ta gauche : un tomahawk enfonçait dans la cloison. Tu plonges derrière l’établi. Des cris à l’extérieur, le guerrier n’était pas seul. Le corps de Sean Paine, allongé dans une mare de sang qui chatoie comme un feu, ses yeux vides tournés vers toi, les braises du foyer qui recouvre le corps. Ce corps qui s’enflamme soudainement et les flammes qui propagent à toutes vitesse dans la forge, vers toi. Les flammes qui te coupent toute retraite.
Des cris et des bruits de combats venant de l’extérieur, passant par la fenêtre de l’atelier. La fenêtre ! Un fracas de bois brisé, la douleur des échardes qui s’enfoncent dans tes chaires. Ton souffle coupé par le contact violent avec le sol. Des pieds et des jambes qui s’affairent, des voix fortes mais plus calmes et, derrière les jambes, des cavaliers qui quittent le village. Le dernier d’entre eux est ce guerrier maudit. Il se retourne, un sourire sur les lèvres.
La colère et la douleur qui te submergent, puis l’eau glacée qui te recouvre et te soulage, coulant sur ton corps et emmenant ta conscience avec elle.
Ce guerrier, le Bras de l’Adversaire…